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Bureau de tabac
poesia [ ]

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
por [Fernando_Pessoa ]

2004-09-09  | [Este texto deve ser lido em francais]    |  Submetido por lucia sotirova




Je ne suis rien.
Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les
rêves du monde.

Fenêtres de ma chambre,
de ma chambre dans la fourmilière
humaine unité ignorée
(et si l'on savait ce qu'elle est, que
saurait-on de plus ?),
vous donnez sur le mystère d'une rue
au va-et-vient continuel,
sur une rue inaccessible à toutes les
pensées,
réelle, impossiblement réelle,
précise, inconnaissablement précise,
avec le mystère des choses enfoui
sous les pierres et les êtres,
avec la mort qui parsème les murs
de moisissure et de cheveux blancs
les humains,
avec le destin qui conduit la
guimbarde de tout sur la route de
rien.

Je suis aujourd'hui vaincu, comme si
je connaissais la vérité;
lucide aujourd'hui, comme si j "étais
à l'article de la mort,
n'ayant plus d'autre fraternité avec
les choses
que celle d'un adieu, cette maison et
ce côté de la rue
se muant en une file de wagons, avec
un départ au sifflet venu du fond de
ma tête,
un ébranlement de mes nerfs et un
grincement de mes os qui démarrent.

Je suis aujourd'hui perplexe. comme qui a
réfléchi, trouvé, puis oublié.
Je suis aujourd'hui partagé entre la loyauté
que je dois
au Bureau de Tabac d'en face, en tant que
chose extérieurement réelle
et la sensation que tout est songe, en tant que
chose réelle vue du dedans.

J'ai tout raté.
Comme j'étais sans ambition, peut-être ce
tout n'était-il rien.
Les bons principes qu'on m'a inculqués,
je les ai fuis par la fenêtre de la cour.
Je m'en fus aux champs avec de grands
desseins,
mais là je n'ai trouvé qu'herbes et arbres,
et les gens, s'il y en avait, étaient pareils à
tout le monde.
Je quitte la fenêtre, je m'assieds sur une
chaise. A quoi penser ?

Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais
pas ce que je suis ?
Etre ce que je pense ? Mais je crois être tant
et tant !
Et il y en a tant qui se croient la même chose
qu'il ne saurait y en avoir tant !
Un génie ? En ce moment
cent mille cerveaux se voient en songe génies
comme moi-même
et l'histoire n'en retiendra, qui sait ? même
pas un ;
du fumier, voilà tout ce qui restera de tant de
conquêtes futures.
Non, je ne crois pas en moi.
Dans tous les asiles il est tant de fous
possédés par tant de certitudes !
Moi, qui de certitude n'ai point, suis-je plus
assuré, le suis-je moins ?
Non, même pas de ma personne...
En combien de mansardes et de
non-mansardes du monde
n'y a-t-il à cette heure des
génies-pour-soi-même rêvant ?
Combien d'aspirations hautes, lucides et
nobles -
oui, authentiquement hautes, lucides et nobles
-
et, qui sait ? réalisables, peut-être...
qui ne verront jamais la lumière du soleil réel
et qui
tomberont dans l'oreille des sourds ?

Le monde est à qui naît pour le conquérir,
et non pour qui rêve, fût-ce à bon droit, qu'il
peut le conquérir.
J'ai rêvé plus que jamais Napoléon ne rêva.
Sur mon sein hypothétique j'ai pressé plus
d'humanité que le Christ,
j'ai fait en secret des philosophies que nul
Kant n'a rédigées,
mais je suis, peut-être à perpétuité, l'individu
de la mansarde,
sans pour autant y avoir mon domicile :
je serai toujours celui qui n'était pas né pour
ça ;
je serai toujours, sans plus, celui qui avait des
dons ;
je serai toujours celui qui attendait qu'on lui
ouvrît la porte
auprès d'un mur sans porte
et qui chanta la romance de l'Infini dans une
basse-cour,
celui qui entendit la voix de Dieu dans un
puits obstrué.
Croire en moi ? Pas plus qu'en rien...
Que la Nature déverse sur ma tête ardente
son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes
cheveux ;
quant au reste, advienne que pourra, ou rien
du tout...

Esclaves cardiaques des étoiles,
nous avons conquis l'univers avant de quitter
nos draps,
mais nous nous éveillons et voilà qu'il est
opaque,
nous nous éveillons et voici qu'il est étranger,
nous franchissons notre seuil et voici qu'il est
la terre entière,
plus le système solaire et la Voie lactée et le
Vague Illimité.

(Mange des chocolats, fillette ;
mange des chocolats !
Dis-toi bien qu'il n'est d'autre métaphysique
que les chocolats,
dis-toi bien que les religions toutes ensembles
n'en apprennent
pas plus que la confiserie.
Mange, petite malpropre, mange !
Puissé-je manger des chocolats avec une
égale authenticité !
Mais je pense, moi, et quand je retire le
papier d'argent, qui d'ailleurs est d'étain,
je flanque tout par terre, comme j'y ai flanqué
la vie.)
Du moins subsiste-t-il de l'amertume d'un
destin irréalisé
la calligraphie rapide de ces vers,
portique délabré sur l'Impossible,
du moins, les yeux secs, me voué-je à
moi-même du mépris,
noble, du moins, par le geste large avec lequel
je jette dans le mouvant des choses,
sans note de blanchisseuse, le linge sale que
je suis
et reste au logis sans chemise.

(Toi qui consoles, qui n'existes pas et par là
même consoles,
ou déesse grecque, conçue comme une statue
douée du souffle,
ou patricienne romaine, noble et néfaste
infiniment,
ou princesse de troubadours, très- gente et de
couleurs ornée,
ou marquise du dix-huitième, lointaine et fort
décolletée,
ou cocotte célèbre du temps de nos pères,
ou je ne sais quoi de moderne - non, je ne vois
pas très bien quoi -
que tout cela, quoi que ce soit, et que tu sois,
m'inspire s'il se peut !
Mon coeur est un seau qu'on a vidé.
Tels ceux qui invoquent les esprits je
m'invoque
moi-même sans rien trouver.
Je viens à la fenêtre et vois la rue avec une
absolue netteté.
Je vois les magasins et les trottoirs, et les
voitures qui passent.
Je vois les êtres vivants et vêtus qui se
croisent,
je vois les chiens qui existent eux aussi,
et tout cela me pèse comme une sentence de
déportation,
et tout cela est étranger, comme toute chose.
)

J'ai vécu, aimé - que dis-je ? j'ai eu la foi,
et aujourd'hui il n'est de mendiant que je n'envie
pour le seul fait qu'il n'est pas moi.
En chacun je regarde la guenille, les plaies et le
mensonge
et je pense : « peut-être n'as-tu jamais vécu ni
étudié, ni aimé, ni eu la foi »
(parce qu'il est possible d'agencer la réalité de
tout cela sans en rien exécuter) ;
« peut-être as-tu à peine existé, comme un lézard
auquel on a coupé la queue,
et la queue séparée du lézard frétille encore
frénétiquement ».

J'ai fait de moi ce que je n'aurais su faire,
et ce que de moi je pouvais faire je ne l'ai pas fait.
Le domino que j'ai mis n'était pas le bon.
On me connut vite pour qui je n'étais pas, et je n'ai
pas démenti et j'ai perdu la face.
Quand j'ai voulu ôter le masque
je l'avais collé au visage.
Quand je l'ai ôté et me suis vu dans le miroir,
J'avais déjà vieilli.
J'étais ivre, je ne savais plus remettre le masque
que je n'avais pas ôté.
Je jetai le masque et dormis au vestiaire
comme un chien toléré par la direction
parce qu'il est inoffensif -
et je vais écrire cette histoire afin de prouver que
je suis sublime.

Essence musicale de mes vers inutiles,
qui me donnera de te trouver comme chose par
moi créée,
sans rester éternellement face au Bureau de
Tabac d'en face,
foulant aux pieds la conscience d'exister,
comme un tapis où s'empêtre un ivrogne,
comme un paillasson que les romanichels ont volé
et qui ne valait pas deux sous.

Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la
porte, et à la porte il s'est arrêté.
Je le regarde avec le malaise d'un demi-torticolis
et avec le malaise d'une âme brumeuse à demi.
Il mourra, et je mourrai.
Il laissera son enseigne, et moi des vers.
A un moment donné mourra également l'enseigne,
et
mourront également les vers de leur côté.
Après un certain délai mourra la rue où était
l'enseigne,
ainsi que la langue dans laquelle les vers furent
écrits.
Ensuite mourra la planète tournante où tout cela
est arrivé.
En d'autres satellites d'autres systèmes
cosmiques, quelque chose
de semblable à des humains
continuera à faire des espèces de vers et à vivre
derrière des manières d'enseignes,
toujours une chose en face d'une autre,
toujours une chose aussi inutile qu'une autre,
toujours une chose aussi stupide que le réel,
toujours le mystère au fond aussi certain que le
sommeil du mystère de la surface,
toujours cela ou autre chose, ou bien ni une chose
ni l'autre.

Mais un homme est entré au Bureau de
Tabac (pour acheter du tabac ?)
et la réalité plausible s'abat sur moi tout
soudain.
Je me soulève à demi, énergique,
convaincu, humain,
et je vais méditer d'écrire ces vers où
c'est l'inverse que j'exprime.
J'allume une cigarette en méditant de les
écrire
et je savoure dans la cigarette une
libération de toutes les pensées.
Je suis la fumée comme un itinéraire
autonome, et je goûte, en un moment
sensible et compétent,
la libération en moi de tout le spéculatif
et la conscience de ce que la
métaphysique est l'effet d'un malaise
passager.

Ensuite je me renverse sur ma chaise
et je continue à fumer
Tant que le destin me l'accordera je
continuerai à fumer.

(Si j'épousais la fille de ma blanchisseuse,
peut-être que je serais heureux.)
Là-dessus je me lève. Je vais à la
fenêtre.

L'homme est sorti du bureau de tabac
(n'a-t-il pas mis la
monnaie dans la poche de son pantalon?)
Ah, je le connais: c'est Estève, Estève
sans métaphysique.
(Le patron du bureau de tabac est arrivé
sur le seuil.)
Comme mû par un instinct sublime,
Estève s'est retourné et il m'a vu.
Il m'a salué de la main, je lui ai crié:
"Salut Estève !", et l'univers
s'est reconstruit pour moi sans idéal ni
espérance, et le
patron du Bureau de Tabac a souri.




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