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Bréviaire des vaincus II, extraits
poesia [ ]

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
por [Emil_Cioran ]

2015-06-10  | [Este texto deve ser lido em francais]    |  Submetido por Guy Rancourt




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Ce n’est pas en vain que nous sommes le pays de l’inaccomplissement…

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Être lucide, c’est se distancier de la raison, chevaucher l’esprit ; c’est seconder son identité lorsqu’elle se tisse, comme lorsqu’elle se dévide. C’est enfin, et surtout, être le chirurgien de son propre cadavre.

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Deux choses me remplissent d’épouvante : l’éloignement des étoiles et la proximité des vers.

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La vie n’est que l’ennui de la routine quotidienne, la nausée des théories, des idéaux – une vaine croisade, que sais-je…

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Le doute mine les fondements du sang et fait de l’espérance une infamie du cœur.

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Rien ne survit à l’amour, hormis le regret de lui survivre. Regret accentué par l’amour de la musique.

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Quand l’esprit soupire, le printemps devient automne. Et qu’importe le souffle désireux d’inviter aux frissons qui pourrait bruire sous les feuillages de l’espoir : à l’approche du vieux Destin, le noyau de la pensée se dessèche.

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L’existence est une métaphore de l’impatience, l’étendue que s’offre la débauche impétueuse de l’homme.

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Arrache le voile de timidité dont t’a affublé la noblesse de l’irréel, profane la géographie du rêve, vautre-toi dans le mensonge de l’existence, prends l’espace au sérieux, sois le souffleur de l’universelle comédie.

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Tu te gausses de toutes les saintes – mais tu restes sensible à l’œillade d’une putain.

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Les contradictions de l’orgueil sont plus insolubles que les apories des problèmes ultimes. Le même homme, qui refuse de s’entretenir avec les dirigeants de l’Etat, se jette aux pieds d’une bonniche quelconque.

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L’idée de défaut naît de l’excès de désirs. La conscience du mal serait impossible sans l’agitation de volontés insatisfaites. Vivent dans le bien ceux qui veulent peu, et dont le désir est compatible avec les dimensions de la vie. Si une ambition dévorante te ronge, l’univers est insuffisant : il est chute, il est mal.

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Si Bonaparte avait trouvé des motifs suffisants dans l’amour, le bonheur, les intérêts, il n’eût conquis que ce dont il avait besoin. Mais son goût pour l’invasion grandissait, inversement proportionnel à ses besoins immédiats : il s’agissait en somme d’une fugue à travers le monde, sans calcul, sans finalité ni but.

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Penser, c’est méditer le désastre

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Sans amour, tout est rien.

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Un pays né par accident, sans nécessité ; grand par le malheur, infini par son absence. La malchance est le produit du hasard ; c’est l’expression de la volonté du sort – sur laquelle, nous-mêmes issus du hasard et misérables prétextes d’un échec temporel, nous n’avons aucune prise.

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Craignant le bonheur, il tue le paradis de l’amour.

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L’assassin a frappé tout ce qui comptait à ses yeux, profané ses idoles, dominé ses adorations – et pourtant il se retrouve victime. Il a voulu répandre le sang : seul le sien a coulé. Il s’est frappé lui-même, le poignard s’est planté dans son cœur. Bourreau de ses instants, il n’a atteint personne. On le croyait méchant et impitoyable alors que lui, rongé par le besoin de s’attendrir, se prenait en pitié et déplorait en silence l’ampleur de sa malchance.

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Tout désir outrepasse la vie : voilà l’inconvénient de l’être. Le développement de la pensée est une variation sur le thème de cet inconvénient.

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Le verbe est né de la douleur. Mais il lui fut inutile. Et la douleur perpétue son propre manque de fondement…

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Le mal est notre sens ascendant ; la défaite, notre élévation.

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Ce que nous sommes et ce que nous avons été, nous ne pouvons plus l’être.

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Par la parole, nous avons sans cesse différé l’acte.

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L’errance dans l’indéfini est notre marque à tous. Nul paradis, et nulle soif de celui-ci. Une nostalgie qui n’a d’infini que son inaccomplissement. Voici tout ce qui, en nous, est positif : nous avons transformé la malchance en charme. Nous avons donné un sens vivant à la négation.

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Au pays des Roumains, rien ne réussit. Tout se passe autrement. Notre manque de chance est une poésie sans rythme, un chant antérieur à l’inspiration, l’ébauche d’une impossible mélodie. Un hymne négatif, voilà notre vie. Il ne pénètre pas l’espace : il s’émousse, tel un parfum ou une puanteur d’absurde, au contact de vibrations venues de nulle part.

(Emil Michel Cioran, Bréviaire des vaincus II, Paris, Éditions de l’Herne, 2011)

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